LE CULTE DE L'INTERNET

Une menace pour le lien social?

Philippe Breton

Edition La Découverte, 2000

 

SOMMAIRE

  1. L'auteur
  2. La question posée
  3. Les hypothèses
  4. Le résumé
  5. Principales conclusions
  6. Commentaires

 

1-L'auteur

Philippe Breton est chercheur au CNRS (Laboratoire de sociologie de la culture européenne à Strasbourg) et enseigne à l'Université Paris-1-Sorbonne. Depuis 1987 il a publié de nombreux ouvrages, en particulier, l'explosion de la communication, la naissance d'une idéologie (La découverte,1989), l'utopie de la communication (La découverte,1992), la parole manipulée (La découverte, 1998).

2-La question posée

Internet, dispositif technique qui dispense l'homme de toute communication directe est-il devenu l'objet d'un véritable culte, emprunt de religiosité et qui vise à la construction d'une nouvelle société, celle de l'information ?. Porteur de multiples promesses, celle d'un monde meilleur, d'une société mondiale de l'information, de valeurs fondatrices d'une religiosité nouvelle, Internet dans ses excès, peut-il constituer une menace pour le lien social ?. Ce culte est-il immoral ?. Dans cet ouvrage, présenté comme une enquête, l'auteur analyse les croyances et les pratiques de ce nouveau culte, fondamentalement celui de l'information, les raisons de son succès et les dangers qu'il présente.

3-Les hypothèses

Le succès de l'Internet est acquis au point d'être l'objet d'un véritable culte

L'importance accordée aux nouvelles technologies de l'information, à la société mondiale de l'information, fait naître un nouveau culte basé sur la valorisation et la vénération de l'objet qui n'est que le vecteur d'un culte plus large, celui de l'information.

Le culte de l'Internet est l'objet, dans les milieux les plus actifs, d'un discours marqué d'une religiosité diffuse, non-déiste, spiritualiste, dualiste et anti-humaniste et non d'une religion au sens des grandes religions monothéistes. Sans parler d'une nouvelle religion, ce culte est une nouvelle religiosité basée sur des croyances empruntées à des courants religieux anciens ou plus récents, mais aussi à des courants de pensée.

Internet repose sur une vision commune d'une société mondiale de l'information sur fond de crise des valeurs et du politique.

Ce culte repose sur une vision commune, celle d'un monde idéal en interaction, en relation constante, en communication, où l'information est la valeur clef pour comprendre le monde.

Internet suppose le sacrifice du corps et la collectivisation des consciences, qui privent les hommes de toute communication directe

Dans cet univers l'homme à une conscience élargie, collective mais il est seul, à distance, virtuellement en relation, comme si c'était la condition d'une société nouvelle pacifiée: "pour être réunis dans une nouvelle communion, il faut d'abord se séparer les uns des autres".

Internet est porteur de risques et constitue une réelle menace pour le lien social

Cette façon de vivre, où la communication ne cesse jamais, implique un nouveau rapport au lien social. Mais cette société mondiale de l'information en rupture avec les fondements de nos anciennes cultures, est porteuse de risques majeurs de massification, de collectivisation où l'homme perdrait son humanité et serait finalement condamné à l'isolement.

 

4-Le résumé

Après avoir montré et identifié qu'il existe face à Internet, des partisans farouches, des opposants résolus et des adeptes d'une utilisation raisonnée, l'auteur propose d'explorer la position des partisans du tout Internet, leurs arguments, les valeurs, en passant en revue leur discour. Pour ces partisans d'un tout-Internet, les nouvelles technologies de l'information et de la communication sont partout et le centre de tout, mais d'un tout virtuel, un cyberespace. On compte dans ces rangs les français Pierre Lévy et sa "World philosophie" et Philippe Quéau, mais aussi l'américain Nicholas Negroponte, le Suisse Robert Cailleau l'un des principaux inventeurs du Web. Se joignent à eux les gourous de la nouvelle économie, mais pour d'autres raisons. Les politiques ne sont pas en reste, notamment l'ancien vice-président américain Al Gore.

Les opposants, tel Schmuel Trigano ou Paul Virilio, dénoncent le "village global" qui se met en place, évoquent la menace d'un "Tchernobyl informatique" ou "l'illectronisme" sources de rejet catégorique.

Au centre, les participants d'un usage raisonné, pour lesquels les outils ne sont que des outils, plaident comme Dominique Wolton pour une réglementation et une régulation, y compris juridique, d'Internet. C'est la position d'une majeure partie du monde enseignant. La perspective de l'accès au savoir mondial sans la médiation humaine, ramenant leur rôle à une position de simple accompagnant des élèves, a de quoi freiner leur ardeur. Mais dans la simplification médiatique au quotidien, seules les positions extrêmes peuvent s'exprimer; on est pour ou contre, on est jeune et partisan du nouveau monde ou vieux et ringard.

L'auteur considère que le discours d'hier sur le culte de l'information s'est incarné et s'est vulgarisé via le culte de l'internet. Il faudra garder à l'esprit cette transposition pour comprendre sa démonstration, qui fait souvent appel aux déclarations de théoriciens et spécialistes des années 60.

La promesse d'un monde meilleur

A partir de la deuxième moitié du XX ème siècle, un changement majeur a été régulièrement annoncé, "le village planétaire", "la révolution informatique","l'ère du numérique", "le cyberespace", qui concernerait l'ensemble de la planète et de l'humanité, pour faire naître un monde meilleur. Non seulement l'Internet, mais plus généralement les nouvelles technologies de l'information et de la communication sont porteuses de ces valeurs positives, relayées par quelques gourous, la publicité bien sûr, puis par les politiques sur le thème de "la société mondiale de l'information". C'est le cas en particulier du rapport du commissaire européen Bangemann intitulé: "l'Europe et la société de l'information planétaire" en 1994, mais aussi avant lui de Al Gore aux Etats-Unis "la révolution de l'information changera pour toujours la façon dont les gens vivent, travaillent et interagissent".

Les promesses de ce monde meilleur ont été portées notamment par deux américains, Nicholas Negroponte (son ouvrage: "l'homme numérique") directeur au M.I.T et Bill Gates annonçant un nouveau mode de vie dans un monde médiatisé, mais aussi par Pierre Lévy. Pour ce dernier, c'est l'occasion pour l'espèce humaine de se reconnecter avec elle-même et c'est la possibilité pour l'homme d'être un "planétaire". Cette promesse à forte tonalité religieuse, a comme caractéristique de couvrir un territoire très vaste (dimension planétaire) et de concerner la plupart des aspects de notre vie sociale et individuelle. Par ailleurs, c'est aussi le moyen de construire un lien social plus harmonieux, de réduire les tensions et de procéder au "regroupement" de l'humanité sans bouger de chez soi. Les éléments qui baignent les discours de ces zélateurs de la société de l'information empruntent beaucoup au bouddhisme et à la contre-culture.

 

 

L'incarnation d'une vision sur le thème de la société de l'information

Le discours sur l'Internet est la vulgarisation d'un discours plus ancien sur le culte de l'information, clef d'une société nouvelle. Pour certains dans les années soixante, c'est la naissance, après l'agriculture et l'industrie, d'une "troisième vague" de civilisation axée sur l'immatériel. A cette même époque, Mac Luhan fortement influencé par Teilhard de Chardin et sa "noosphère" invente le "village global".

Ce culte est fondé sur une vision informationnelle du monde née des travaux de Norbert Wiener dans les années quarante, sur la "cybernétique"; l'information au sens large, est le noyau dur d'une représentation globale du réel. Présent dans tous les domaines, l'automatique, l'informatique, la génétique, les sciences sociales, ce paradigme s'est cristallisé autour d'Internet. Pour Wiener, tout est message et sa finalité est de circuler. Tout ce qui s'y oppose est désordre, entropie. Dès lors le projet d'une "société mondiale de l'information", avec au cœur un "homme nouveau" s'impose, dans laquelle doit être favorisée la circulation de l'information. Il n'y a pas dans cette conception de vraie différence entre l'information circulant au sein du corps humain ou la circulation des télégrammes; tout être est message. L'information est la réalité, faite de relations. Il résulte de ce binôme relation/information, une société nouvelle sans Etat, pour un homme nouveau, constituée de petites communautés de vie et d'un système de communication mondial dans lequel les machines sont les égales de l'homme. Pour comprendre la société, il suffit alors d'étudier les messages et leur mode de circulation. Cette intense valorisation de l'information est au cœur de l'Internet d'aujourd'hui dont le réseau n'est qu'une forme de concrétisation de ce culte de l'information, un dispositif technique pour permettre la communication.

Pour mettre en place cette nouvelle société, il faut d'une part l'organiser autour des techniques qui servent à traiter, conserver, transporter l'information et d'autre part, mettre sous forme d'information tout ce qui peut l'être. Dès lors les inventions vont se succéder, à commencer par John Von Neumann qui invente en juin 1945, les principes de l'ordinateur moderne conçu comme une représentation du cerveau humain. L 'augmentation de la taille de la machine permettant alors d'envisager "un cerveau du monde" capable d'exécuter les tâches de la pensée et de prendre en charge le gouvernement du monde. C'est dans le domaine de l'informatique et des NTIC que ces idées vont le mieux se concrétiser, même si on en trouve de fortes traces dans les sciences sociales ou la génétique actuelle et ses manipulations: "la double hélice est bien un regard informationnel porté jusqu'au cœur du vivant". A partir des années quatre-vingt c'est le début de l'ère Internet (le réseau militaire Arpanet, base d'un ensemble de réseaux grand public). Les nouveaux réseaux naissent spontanément comme outil de travail d'abord, mais aussi comme support d'un nouveau lien social. Leurs fonctionnalités expliquent un développement croissant servant de support pour réactiver les thèses des fondamentalistes du paradigme informationnel autour d'un univers de croyances. Il ne manquait plus alors qu'à accroître le nombre d'ordinateurs et à les connecter, afin que le plus grand nombre puisse bénéficier de ces échanges.

 

Un univers de croyances autour de l'information

Cette nouvelle société, basée sur la construction d'un nouveau lien social, est fondée sur quelques croyances. Elles convergent toutes pour faire de l'information le point de départ, la seule réalité et vérité. Parmi ces croyances, la transparence est un élément essentiel de la religiosité de ce culte voué à la communication.

Un idéal de transparence:

Cette "citée de verre", l'une des métaphores utilisées par des auteurs comme Pierre Lévy ou Philippe Quéau, où tout serait accessible, sans secret ni mensonge, sans opposition et sans conflit, repose sur une société transparente et des technologies conçues en conséquence. Dans ces mondes irréels, le temps paraît s'écouler plus vite, comme contracté par cet accès si rapide à ce monde si vaste. Pour ceux qui les conçoivent, l'esprit logique, le sens de l'organisation et la recherche de transparence sont des qualités essentielles pour créer un univers harmonieux, sans opposition ni conflit. Les start-up sont présentées comme des modèles de sociétés non hiérarchisées où tout est transparent au regard de chacun. Le Pouvoir et la Loi, surtout les lois nationales, sont considérés comme des obstacles. La lutte contre l'opacité est déclarée et le décloisonnement, l'ouverture, est la règle pour faire la lumière; un bon système doit être ouvert et la lutte contre le non-visible, l'opaque est déclarée. Cette lutte est concrétisée autour de nombreux "combats" et quatre d'entre eux sont analysés par l'auteur, ainsi que leur effet sur le lien social.

L'idéal d'ouverture ou le refus de la distinction entre vie privée et vie publique

Doter sa maison de caméras pour diffuser en permanence sa vie sur le Web, c'est avoir franchi une étape vers cette transparence ou rien n'est à cacher, car rien n'est plus un péché et donc n'est plus moralement répréhensible. Cette transparence là est sans explication, elle est un postulat, un élément de foi, l'ouverture aux autres et au monde.

Cette transparence est aussi ubiquité, elle permet à la fois d'être dans l'espace de la maison, mais aussi chez les autres, simultanément.

La libre circulation et le refus de la Loi

Le cyber espace planétaire est un autre monde, sans frontières, supranational, un village global qui échappe aux lois nationales et mêmes internationales. Dans ce monde, la règle, la procédure, l'algorithme, remplacent la Loi et ses normes juridiques et sociales; tout y est autorégulé. Tout peut circuler sur le net, y compris des choses interdites par la Loi (thèses négationnistes, objets particuliers, sites spéciaux), et tout peut être diffusé gratuitement: musique en ligne, logiciels, livres, films… au mépris du droit des auteurs et de toute censure. Certains auteurs écrivent et diffusent déjà sur Internet, sans citer les auteurs auxquels ils font des emprunts. Cette position illégale est considérée par eux comme hautement morale. Le comportement des auteurs de piratage ou de virus n'est compréhensible que parce qu'ils réagissent à la sécurisation des fichiers et des systèmes, contraire à l'esprit de transparence de ce cyber monde, pour détruire ce qu'il y aurait à cacher et qui ne serait pas moral.

Une communication directe ou le refus de la médiation

Dans cet univers de transparence, les médiateurs comme intermédiaires sont un frein à la libre circulation de l'information et à la transparence. De nombreux domaines sont donc remis en cause et tout est mis en œuvre pour les faire disparaître.

C'est le cas du commerce électronique qui permet d'acheter de chez soi, directement, sans intermédiaire physique inutile, ou celui de l'enseignement qui met en ligne tout le savoir encyclopédique, recomposable à l'infini en de multiples combinaisons d'informations de base et rend inutile les lieux d'enseignement, les professeurs comme médiateurs. Le face à face pédagogique des enseignements classiques deviendrait alors un côte à côte devant ou derrière l'écran. Les lieux de savoir doivent être repensés, ainsi que les savoirs eux-mêmes. Le développement du "savoir en ligne" ouvre la perspective de nouveaux marchés de l'éducation et pose les bases d'une concurrence globale entre institutions de formation.

C'est encore davnatage le cas du journalisme, puisque l'accès aux faits eux-mêmes est possible tout de suite et à l'infini sur Internet, sans le commentaire du journaliste. Il faut offrir alors des espaces de discussion qui favorisent l'interactivité et la rapidité de circulation de l'information. Mais la présence permanente de systèmes d'observations connectés, les caméra vidéo et les webcam, permettent d'accéder instantanément à l'information brute.

Enfin, c'est le cas de la politique ou le représentant du peuple n'est plus nécessaire puisque des formes directes, rapides et interactives, permettent de donner son avis et de prendre position.

L'apologie de l'esprit ou le refus de la parole incarnée

L'être humain est redéfini dans cet espace comme un "être informationnel", une nouvelle représentation de l'homme qui comporte trois traits essentiels: la comparabilité entre l'homme et la machine, l'interactivité et la primauté de l'esprit sur le corps. L'homme incapable de distinguer s'il dialogue avec d'autres humains ou des machines, participerait à un système d'échanges d'informations où la machine elle-même pourrait lui être infiniment supérieure, encombré qu'il est par ce corps qui l'embarrasse et le perturbe. Alors, il peut s'en échapper et endosser un personnage virtuel qui lui redonne la liberté dans des jeux où la seule punition est d'être condamné à "réintégrer son corps". Ou bien, la machine peut devenir un androgyne informationnel qui participe aux échanges dans un univers d'interconnexions généralisées. De plus, l'intériorité de l'homme est en contradiction avec la nécessité de transparence qu'impose ce nouveau monde. Elle nuit aussi à l'interactivité qui assure la "continuité communicationnelle" dans un collectif ou l'individu n'a plus sa place et qui impose le renoncement majeur à la présence physique, à l'échange d'une parole incarnée.

Les appuis de la nouvelle religiosité: les apports d'un bon outil

De même niveau que l'invention de l'écriture ou de l'imprimerie, Internet est un bon outil qui s'est développé sur fond de crise des valeurs et des repères. Il a permis une diffusion massive et rapide de cette mystique de l'information et de la communication, en s'appuyant sur les jeunes et en travaillant d'abord pour eux. Mais ce succès de l'Internet, c'est aussi la reprise d'éléments issus d'autres univers, religieux, culturels ou politiques en s'appuyant pour sa diffusion sur certaines formes de propagande.

La religiosité du culte s'appuie d'abord sur certaines valeurs religieuses anciennes.

Les thématiques religieuses

Dans l'univers des nouvelles technologies, la figure divine n'a pas de place et la religiosité dont parle l'auteur n'est pas déiste, elle est indifférente à l'idée de Dieu et d'une certaine façon hostile à l'idée de religion qui suppose institutionnalisation et centralisme. Le réseau est tout sauf çà. La thématique du bien et du mal est aussi très présente, ainsi qu'une façon de se sentir dans le monde (gnosticisme) et la volonté de sauver l'âme par le salut et la connaissance (manichéisme), même si l'idée d'un dieu est absente. Des parallèles peuvent être dressés avec la pensée de Teilhard de Chardin et sa tentative de réconciliation de la science et de la religion. Pour lui l'homme n'est pas le centre du monde et dans sa vison cosmique du monde, la "conscience" cherche son chemin. Cette pensée d'inscrit dans la voie tracée par les gnostiques, pour lesquels le salut passe par la connaissance et qui se sentent "étrangers" au monde. Le culte d'Internet se rapproche de ces thèmes dans la manière de se "sentir dans le monde", de vouloir se débarrasser du corps pour libérer l'esprit.

La continuité avec la contre-culture des années soixante

Révolte étudiante, mouvement hippie, mouvements alternatifs, constituent les éléments du vaste mouvement de la contre-culture qui prône dans les années soixante aux Etats-Unis surtout, le voyage initiatique, la vie en communauté, un profond désir d'égalité, l'attachement à la non-violence et une mystique orientalisante d'origine bouddhiste. Ce mouvement se traduira par une culture parallèle et des modes de vie alternatifs pour construire tout de suite un monde meilleur.

Aujourd'hui, transposé dans le monde de l'Internet, c'est le voyage sur les autoroutes de la communication, la visite du village global(McLuhan), la participation à des communautés d'internautes par les "zippie"(Zen-inspired Pagan Professionals/cadres païens tendance zen.).

La jonction avec le libéralisme

Internet s'est aussi confronté à trois courants de pensée, la contre-culture, le pôle libéral et le pôle régalien. Le mouvement de la contre-culture et les thèses de Wiener se développent au même moment et entrent en résonance pour une société sans état et autorégulée.

Pour les partisans d'un usage régalien des nouvelles technologies, la toute puissance d'un pouvoir central s'impose (c'est l'exemple du minitel comme système de communication développé par les PTT dans l'intérêt général).

Pour les tenants de la tendance libérale (reprendre à l'état ce qu'il ne doit pas contrôler), le marché est hostile à l'intervention de l'état. Ils prônent la dérégulation du marché des télécommunications, la privatisation intégrale de l'enseignement et considèrent Internet comme le "marché ultime". Une poussée ultra-libérale favorise aujourd'hui la montée en puissance d'Internet, dopée aussi par une alliance objective avec le pôle contre-culturel, pour une société mondiale, sans états et sans frontières.

Enfin, le culte de l'Internet a tendance à exalter la jeunesse et ses valeurs. Cette jeune génération, libérée des vieux préjugés s'est emparée du paysage numérique dans lequel ce ne sont plus les gros qui triomphent des petits, mais les rapides des lents.

Le tabou de la rencontre directe: la séparation

Poussé à son extrême le réseau de communication Internet permettrait de dispenser l'homme de toute communication directe pour traiter à distance, le travail, le cinéma, les loisirs, les jeux, la télévision, les relations avec autrui, la prière, les échanges, la sexualité.

La violence

Internet c'est le désir d'un monde meilleur, de transparence, au prix de la séparation du corps et de l'esprit, mais aussi des corps eux-mêmes. Dans ce cas, les occasions d'un affrontement physique avec l'autre disparaissent. La question de la violence particulièrement sensible aux Etats Unis et dans le monde occidental serait alors traitée par cette promesse clef du culte de l'Internet, la pacification des rapports sociaux. Il resterait alors tous les avantages de la communication sans ses inconvénients. En effet, si toutes les activités qui supposent une rencontre physique sont virtualisées, que tout est traité de cette manière, quels sont les objets ou les grandes occasions qui nécessitent encore une rencontre physique? La maison du futur a déjà été pensée par les domoticiens pour y vivre, y travailler et se former à distance.

La société mondiale de l'information: description

De nombreux auteurs ont décrit leur vision du monde futur et du lien social au sein de ces sociétés. Dans tous les cas, Internet permet de mettre fin à la tension provoquée par les autres. C'est ainsi la possibilité d'échapper aux épidémies, aux rencontres malheureuses. Mais le nouveau lien social repose sur une dualité indissociable, une séparation des individus et une communion des esprits.

Dès 1955, Asimov décrit ce que pourrait être une société de communication avec le son et l'image virtuelle, qui mettrait en contact des individus vivants seuls, de la naissance à la mort, sur leur propre territoire, dans un monde sans état, sans ville et se reproduiraient par la procréation artificielle. Le lien social est purement virtuel, le contact physique et la sexualité sont renvoyés à l'animalité. Une description assez prémonitoire du culte actuel de l'Internet.

Une menace pour le lien social

Le modèle de développement du tout Internet domine actuellement le modèle de développement de l'Internet comme simple outil, d'une part parce qu'Internet exerce une certaine fascination, comme l'électricité en son temps, et d'autre part parce que dans la logique du libéralisme, c'est une source de profit. Cette "révolution inéluctable", largement relayée par la presse, la publicité et le pouvoir politique, d'un "mieux vivre" constitue l'attrait visible d'Internet, qui capte l'attention du grand public peu sensible à l'arrière plan religieux de l'opération et à ses effets négatifs ou pervers. Mais le risque existe de solitude des personnes et de collectivisation de leurs pensées.

 

 

Une information aux limites de la propagande

L'information des non-spécialistes est faite de façon unilatérale, sans jamais les éclairer sur les ressorts de ce nouveau culte, ni sur la place prise par Internet qui est jugée inéluctable ou le caractère déterministe des nouvelles technologies. On pourrait imaginer que ces questions fassent l'objet d'un débat comme pour le nucléaire ou d'autres sujets de société, mais la menace du lien social est moins mobilisatrice que celle du nucléaire ou de l'alimentation. Le débat est quasi-clandestin et les ouvrages de science fiction sont mieux acceptés que les ouvrages de philosophie sur ce thème (World philosophie, Pierre Lévy). La nouvelle religiosité avance donc à pas masqués et les nouvelles applications ne sont jamais présentées dans un ensemble construit, qui avance donc pas à pas.

La communication est alors souvent un matraquage de la presse et des politiques, qui finit par s'apparenter à de la propagande, avec une adhésion "de fait" à certaines valeurs et croyances en cédant à la pression sociale. La publicité vise donc les couches sensibles, notamment la jeunesse, pour qu'elles adoptent ces solutions afin ne pas être "en reste" et donc socialement isolé. Il a suffit d'une bonne campagne pour drainer un vaste public de petits épargnants vers les mirages de la net économie et son avenir infini. Mais si le caractère inéluctable de la "révolution Internet" est toujours annoncé, qui prouve que cette révolution de la numérisation à l'infini des données, ne finira pas un jour, lorsque la numérisation des données qui peuvent l'être sera achevée? Et si la phase que l'on connaît actuellement n'était que la phase de maturité d'un processus en cours depuis prêt de cinquante ans, seulement plus visible aujourd'hui car elle concerne les communications et les relations sociales?

Quelques effets pervers du nouveau culte

La transparence sous-jacente au développement d'Internet, c'est potentiellement la possibilité de tout voir et donc de tout contrôler. Le risque pour les libertés individuelles est présent; comme la menace que fait peser l'existence du réseau "Echelon" qui intercepte systématiquement toutes les communications mondiales et notamment celles qui transitent par Internet. Pour en faire quoi? Pour qui?

Dans le domaine du commerce électronique la menace existe aussi. Les impulsifs du clic fortement incités par la publicité et les annonces présentes sur ces sites, peuvent tout acheter immédiatement sans limites; 25% des internautes se disent incités à acheter contre 11% pour les téléspectateurs. Mais ces sites captent de nombreuses informations sur les internautes, via les cookies, pour mieux cibler leurs offres et vendent ensuite tout ou partie de leurs bases de données. A qui?

Internet permet aussi une communication asynchrone et une navigation sur mesure entre diverses sources, chacun fait, consulte, assemble des informations différemment des autres, dans un temps différent et donc en décalage avec les autres. Il n'y a plus de vie collective où les évènements se passent en même temps pour tout le monde. Chacun se fabrique son monde et son temps, vit en décalage, en pleine contradiction avec la société plus collective annoncée.

Enfin le risque d'un accroissement des inégalités est réel. L'accès pour tous, discours égalitaire des partisans du tout Internet n'est pas encore une réalité, loin s'en faut; l'Afrique dispose de moins de lignes téléphoniques que New York. Certains n'ont même pas encore accès au livre. Ce décalage risque encore de se creuser et la perspective de "réunification de la conscience universelle" est de plus en plus lointaine, en tout cas réservée à quelques-uns; une élite branchée sur Internet et qui dominera le monde.

Le fantasme de la mort de l'homme.

Les fondamentalistes de l'Internet ont peu de chances de voir leur société du Tout-Internet triompher, mais leurs thèses profondément antihumanistes constituent dans l'immédiat une menace pour l'homme; d'autant qu'elles interviennent sur fond de crise des valeurs et des repères. La société déboussolée construite sur la loi, la parole et l'individu perd ses repères et ses valeurs traditionnelles et favorise le succès des thèmes de l'Internet. Dans ce monde "promis" de transparence, l'homme n'est plus la "pièce maîtresse" d'un univers sans centre et sans dieu. Trois valeurs essentielles, du monde actuel sont mises en cause; l'héritage monothéiste juif de la Loi, l'importance accordée à la parole depuis la démocratie athénienne et enfin depuis l'ère chrétienne la représentation de l'homme doté d'une intériorité. Ces valeurs: la Loi, la parole, l'individu, sont devenues universelles, laïques et partagées par l'humanité. Aujourd'hui, cette mise en cause des valeurs ouvre la voie du succès à des systèmes de substitution séduisants, même s'ils ne sont qu'éphémères.

En ce sens, répéter comme le font les fondamentalistes de l'Internet, qu'il vaut mieux vivre à distance, coexister, plutôt que d'être ensemble, ou que l'être humain n'est pas doté d'une singularité indépassable, c'est mettre en cause un peu plus un lien social déjà fragilisé.

Apprendre à vivre en société n'est plus nécessaire dans ce cas, puisque tout est possible à distance en coexistant tout simplement avec des êtres interactifs sous contrôle et dans un espace de relation assigné; un site d'échange, de commerce, de communauté, de cybersexe (25% du trafic Internet aujourd'hui; la pornographie sanctifie l'absence de l'autre.). Le risque est tout simplement celui de la désocialisation, de la solitude et de la dépression. Le lien social qui émerge n'est plus celui d'une société humaine. Une nouvelle forme d'humanité ne serait-elle pas entre train d'émerger, mixage complexe, mais déjà envisageable, de la robotique, des nanotechnologies, du génie génétique composé de "réseaux dotés de vie"?.

 

5-Principales conclusions

Au terme de cette enquête conduite pour répondre à la double question de départ, l'auteur conclut positivement :

Oui Internet est l'objet d'un véritable culte

Sur ce point, le succès de l'Internet est acquis et les preuves d'un véritable culte sont largement démonstratives pour l'auteur. Les discours des milieux actifs sont marqués par une religiosité diffuse qui prône l'unification des consciences et suppose un mouvement de l'histoire qui va de la matérialité vers l'esprit. Les pratiques de ce culte sont essentiellement la communication permanente, la séparation physique et la fin de la rencontre directe, le déni de la Loi, la confusion entre le réel et le virtuel. S'il était nécessaire d'en rajouter, l'ouvrage de Nicolas Bonal, "Internet la nouvelle voie initiatique (Les belles lettres, 2000)", est encore plus précis. Pour lui tout le lexique du Net est déjà présent dans la Bible, la mythologie, la cabale ou l'alchimie. Mais fondamentalement Internet repose sur une vision commune d'une société mondiale de l'information sur fond de crise des valeurs et du politique.

Oui Internet est porteur de risques et constitue une réelle menace pour le lien social

La probabilité que se mette en place une société du tout-Internet est très faible, mais l'adhésion aux croyances qui sont véhiculées est porteuse de risques, car profondément antihumaniste et traversée par le fantasme de la mort de l'homme. Dans ce culte de l'Internet, les corps sont sacrifiés, les consciences collectivisées et les hommes privés de toute communication directe.

6-Commentaires

L'actualité de la question

Déjà sous les feux de l'actualité en 2000, la question du sens et l'importance du développement de l'Internet reste plus que jamais posée. L'envahissement de notre quotidien est permanent malgré la crise de la net économie et les perspectives moins prometteuses que prévu. Le nombre des internautes ne cesse de croître: 544 millions en mars 2002 (contre 458 millions en mars 2001) dont plus de 90% pour les USA, le Canada, l'Europe, la zone Asie Pacifique. Mais plus généralement le développement des NTIC a pénétré tous les secteurs au point où l'on ne parle plus aujourd'hui des NTIC mais tout simplement des TIC; tout est "e-quelquechose".

Culte de l'objet peut-être, culte religieux certainement pas.

Si parler du culte, c'est évoquer cette admiration mêlée de vénération à Internet comme objet, le titre de l'ouvrage est sans doute vrai pour les fervents qui ne peuvent s'en passer et sans doute pour une bonne partie des utilisateurs qui y trouvent des avantages quotidiens. Dans ce cas, on parle de la même manière et avec les mêmes réserves du culte de l'automobile.

Commencer à évoquer un culte religieux ou à tout le moins teinté de religiosité c'est se placer sur une autre dimension. Dans ce cas le culte est un ensemble de pratiques réglées pour rendre compte à la divinité. Tout un arsenal est alors mobilisé, la liturgie, le livre saint de référence, les rites, les offices, le système de croyances, les ministres du culte; et les lieux du culte qui permettent le rassemblement des fidèles dans une communion collective fusionnelle. Dans l'enquête conduite par l'auteur il manque cette comparaison point à point qui aurait eu le mérite de montrer à la fois les points de convergence et les points de divergence du seul point de vue d'Internet qui est le cœur de la question posée. L'appel à la société de l'information, comme fait générateur ou explicatif du contexte dans lequel Internet s'est développé, pour éclairante que soit cette argumentation, masque la logique de la démonstration. On en revient presque à se demander si ce n'est le culte de NTIC dont il s'agit, dans la pluralité des formes prises par l'information: les ERP, les intranets, Internet, le CRM, le e-management, le e-learning,...L'infiltration est permanente, profonde et durable et pas un seul secteur n'y échappe. Mais dans ce cas, c'est le culte des TIC au service d'un dieu '"Information" qui doit être examiné.

Société de l'information:Internet, autres médias et nomadisme

Cette société de l'information qui elle, plus que l'Internet, pose la question du lien social, de la liberté individuelle, a bien d'autres moyens de vouer son culte au dieu "Information". Le développement fulgurant du téléphone portable, des ordinateurs portables, des organiseurs et bientôt avec les nouvelles normes UMTS du son et de l'image, accessibles sur n'importe quel support portable, bouleverse la réflexion sur Internet accessible seulement à partir d'une connexion fixe. Plus besoin d'être chez soi ou d'aller au bureau pour accéder à tout type d'information derrière son ordinateur, puisque cela deviendra possible à partir d'un écran multifonction totalement autonome. L'accès à Internet que l'on connaît aujourd'hui sera dépassé et les obstacles à la diffusion seront levés puisque l'équipement en réseaux filaires ne sera plus nécessaire. Le nombre de consommateurs d'information va donc encore croître et les phénomènes d'exclusion dans l'accès à ces ressources que l'on connaît aujourd'hui se réduiront. La contrainte de l'isolement va donc disparaître et ce nouveau nomadisme autorisera d'autres formes sociales de partage de l'information et d'échanges. Cette nouvelle donne ne sera pas sans conséquences sur le lien social et l'enquête de l'auteur devra être relancée.

Internet:une vraie innovation et un succès incontestable

Alors, Internet est sans nul doute une innovation au sens où l'a décrit N.Alter "L'invention attend ainsi, plus ou moins longtemps, qu'un individu ou qu'un groupe la prenne en charge pour l'amener à la maturité, celle de l'innovation. Mais on ne sait jamais à l'avance qui aura cette fonction". Six dimensions participent conjointement à cette mise en place:

-une invention ne se traduit pas toujours en innovation,

-un processus d'innovation obéit à des séquences,

-l'innovation bouleverse toujours l'ordre établi, elle suppose rupture et déviance,

-l'activité d'innovation n'est ni prévisible ni prescriptible,

-la rationalité économique n'explique pas l'action innovatrice, qui dans tous les cas s'appuie sur des croyances,

-ces croyances constituent un code commun permettant aux individus et aux groupes de favoriser la diffusion de l'innovation.

Ce fut le cas pour Internet, pour les SMS ces messages courts que les jeunes s'échangent sur leur portables en ayant inventé un langage particulier et un échec absolu pour le WAP.

Et si finalement cette seule grille d'analyse suffisait pour expliquer Internet?

 

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