article de Nicolas Schöffer paru dans la revue PREUVES en octobre 1971
"Je suis arrivé
à Paris en 1936 pour continuer mes études à l'École
des Beaux-Arts sans savoir où j'allais aboutir vingt ans après.
En effet, après avoir accompli une longue série de recherches
dans le domaine de la peinture et de la sculpture, en 1948 je suis arrivé
à un point de rupture totale avec le passé. J'ai alors créé
le spatiodynamisme, c'est-à-dire l'utilisation de l'espace en tant que
matériau de base exclusif de mes structures. Par la suite, j'ai ajouté
à l'espace la lumière et surtout le temps. Ainsi, je suis devenu
programmateur de ces trois matériaux.
Mes recherches dans ce domaine m'ont amené à repenser les problèmes
urbanistiques en général et les rapports entre l'art et notre
environnement habité.
J'ai pu construire et expérimenter successivement plusieurs tours cybernétiques.
A ce propos je dois préciser que dès 1948, j'ai introduit la cybernétique
dans l'art en tant que processus de contrôle et de régulation du
comportement et du développement ouvert et aléatoire de mes structures-programmes
espace - temps - lumière.
C'est ainsi qu'est né
le projet de la Tour
Lumière Cybernétique dans le secteur
de La Défense.
Cette tour sera entreprise dès l'année prochaine. Si tout va bien,
elle fonctionnera en 1976. En fait, elle ne prendra son sens que longtemps après
ma mort, quand le nouveau Paris, devenu megalopolis, s'étendra jusqu'à
Montesson, et qu'on verra ce clocher de trois cent quarante-quatre mètres
de haut à trente kilomètres à la ronde envoyer des signaux
dans un environnement dont il sera devenu le centre. Ma tour, érigée
en tubes d'acier carrés de 2m x 2m sur socle béton, coûtera
deux cent dix millions de francs. Il en existe de plus hautes, par exemple la
tour de la télévision à Moscou, qui a cinq cent cinquante
mètres. Mais il n'en existe aucune qui, comme celle-ci, sera à
la fois une oeuvre d'art et un instrument fonctionnel.
En effet, ma tour n'est pas un objet. Son armature, conçue aussi légère
que possible, n'est qu'un échafaudage destiné à supporter
une idée. L'idée, c'est le rôle primordial de la cybernétique
en art. Dans des sociétés devenues massives et mouvantes comme
les nôtres, on ne peut plus en effet concevoir l'art sous forme d'objets
individuels qu'on commercialise et sur lesquels on spécule. L'art pour tous doit remplacer
l'art pour les privilégiés. Or, précisément, les
concepts, aléatoires, permettent des combinaisons à l'infini,
qui peuvent s'adapter à un environnement social fluide, le refléter,
et répercuter pour chacun les caractéristiques de l'ensemble.
C'est ce que j'ai voulu faire avec ma tour. De l'urbanisme, et en même
temps de l'art.
Une ville, depuis le matin jusqu'au soir, et encore du soir jusqu'à l'aube,
cela vit, cela grouille, cela traverse une série d'activités,
avec des baisses ou des hausses continues de tension. Les gens marchent, prennent
le métro, le train, leur voiture, consomment du gaz, de l'électricité,
regardent la télévision, travaillent, mangent, s'équipent,
circulent. Il pleut, il y a du soleil. La Bourse monte, descend. Les agences
de presse font crépiter les téléscripteurs. Et tout ce
potentiel quotidien d'énergies, qui constitue la fièvre variable
de la cité, n'avait jusqu'ici été capté par aucun
instrument.
Ma tour sera le tensiomètre, le baromètre, le thermomètre, l'oscillomètre, l'enregistreur permanent du pouls de la ville. Grâce à des circuits de téléscripteurs et d'ordinateurs, nous recevrons jour et nuit dans le socle de la tour et sur les six plates-formes toutes les données utiles, celles qui concernent le mouvement des corps (solides, liquides, gazeux), et celles qui relèvent de l'information. Nous pourrons capter des signaux venant des administrations locales (comme la Préfecture, les P et T, la SNCF, la RATP, l'AFP, l'Aéroport de Paris, l'Office météorologique, la Bourse, l'Observatoire, etc), mais aussi des administrations régionales, nationales, voire de l'Europe entière. Grâce à cette sorte de contrôle permanent des fonctions, nous déterminerons à chaque moment le degré absolu d'excitation (une sorte de résultante) soit à Paris, soit en France, soit en Europe.
Cela, c'est le rôle
instrumental de la tour. Voici maintenant sa fonction artistique. Pour répercuter
la masse énorme d'informations qui nous arriveront sans relâche,
nous utiliserons comme principaux paramètres la lumière, le mouvement,
la couleur. Deux cent soixante-trois miroirs, disposés sur cent treize
axes, seront mûs par cent treize moteurs à vitesse variable. En
leur direction, trois mille projecteurs, dont deux mille distribués par
groupes de couleurs (rouges, bleus, jaunes, oranges, violets) et mille munis
d'obturateurs polychromes s'allumeront ou s'éteindront en fonction des
informations venues de l'extérieur. Supposez que la Bourse s'excite,
certains violets peuvent dominer. En cas de grève des chemins de fer,
le rouge s'éteint, remplacé par le bleu. Embouteillages sur les
sorties d'autoroutes, le rouge s'amplifie, et la vitesse se fixe, tout redevient
bleu. Naturellement, nous passerons des conventions avec le public, de même
que sur les plages, par mer forte, on hisse le drapeau rouge, et tout le monde
comprend la signification. Nous utiliserons également plus de deux mille
flashes électroniques, et les rayons de vingt-cinq lasers. Au sommet
de la tour, des projecteurs puissants lanceront des faisceaux jusqu'à
deux kilomètres de hauteur. L'allumage et l'extinction de ces projecteurs,
lasers et flashes dépendront du cerveau central.
Nous poursuivons actuellement un travail d'analyse et de simulation pour mettre
au point les paramètres, classer les informations, déterminer
les couleurs, le rôle des obturateurs, la vitesse de rotation des miroirs,
etc. Jamais encore un système cybernétique aussi complexe n'a
été réalisé dans un but artistique avec autant de
capteurs, sorties et terminaux, et l'obligation de digitaliser certaines données
qualitatives. Comment déterminer par exemple le rapport d'importance
d'une excitation au niveau ferroviaire et au niveau de l'Agence France-Presse?
Ou bien, si nous recevons des informations contradictoires, à laquelle
donner la priorité?
On peut objecter que le
ballet fantastique des yeux de lumière, leur réflexion dans les
miroirs, les mouvements imprévus dans la transparence de la sculpture,
atteindront leur maximum d'intensité pendant la nuit, aux heures où
précisément le pouls de la ville baisse. N'y a-t-il pas là
une contradiction? Je ne le pense pas, car de jour l'intensité des rayons
solaires crée une luminosité différente mais aussi artistique
que la nuit. Au sommet de la tour, un flash laser de dix mégawatts sera
aussi visible à midi qu'à minuit. Et puis les projections en couleurs
ne se perdent pas dans l'atmosphère, elles plongent dans des miroirs
qui les répercutent. Aux moments de grande excitation, des bombes à
gaz fumigène exploseront, enveloppant la tour de fumée. Alors
seules les lumières émergeront, scintillantes, ainsi que les lasers.
Nous estimons que l'ensemble cybernétique travaillera à raison
de cinq mille paramètres de fonction (moteurs, projecteurs, flashes,
lasers, etc) et d'une cinquantaine de paramètres d'information.
Pour assurer la rentabilité de la tour, destinée à recevoir
plusieurs millions de visiteurs chaque année, les deux tiers de la surface
du socle seront loués ou vendus à des exposants qui présenteront
en permanence l'échantillonnage complet de tous les objets et produits
se rapportant à l'environnement. En outre, il y aura une plate-forme
panoramique au sommet, et un restaurant tournant (auquel on accédera
du sol par ascenseur en deux minutes), une salle de congrès pour sept
cents personnes, un jeu d'orgues manuel pour des concerts où on pourra
jouer sur les cinq mille paramètres de la tour, etc.
Le financement entièrement
privé, assuré par une société civile qui possédera
la tour, n'a pas posé de difficultés. En revanche, pendant plus
de six ans, j'ai dû me battre contre la tracasserie des administrations.
En effet, dès que j'eus vent des projets d'urbanisme concernant la Défense,
j'ai sorti de mes cartons mes plans de tour cybernétique (dès
1961, j'avais édifié à Liège une première tour
audio-visuelle de cinquante-deux mètres de hauteur), et j'ai obtenu le
feu vert d'André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles. Grâce
à la société Philips, grâce également à
l'appui actif de Louis Armand, une société civile d'études
de la tour lumière a été constituée, qui elle-même
fit appel à sept autres sociétés spécialisées
dans l'engineering, dans les constructions métalliques, la climatisation
, les ascenseurs, etc. En ce qui me concerne, je retins les droits artistiques
et la qualité de maître d'oeuvre.
Mais j'avais besoin de douzaines de permis provenant d'à peu près
tous les ministères. Au ministère de l'Équipement, le ministre
changeait tous les dix-huit mois et, à chaque fois, le dossier disparaissait.
Il fallait le reconstituer, et attendre l'avis du nouveau titulaire. Aux Armées,
on redoutait que ma tour lumière entrât dans le réseau d'ondes
hertziennes qui couvre Paris; il fallut faire de laborieuses études et,
par miracle, on finit par découvrir que ces faisceaux étaient
partout, sauf sur l'emplacement de la tour. Mais le pire, ce fut le secrétariat
à l'Aviation civile. Un fonctionnaire s'était avisé que
la tour faisait obstacle à un des avions de la patrouille de France qui
survole les Champs-Elysées pour le défilé du 14 juillet...
Les pourparlers durèrent très longtemps. Enfin Michel Debré
lui-même donna l'autorisation, en considération apparemment de
l'importance de l'enjeu.
Il faut dire que cette
tour, une fois en état de fonctionnement, rendra au pays des services
énormes. Dans un entretient récent avec le président Pompidou,
j'ai expliqué comment la tour pourra prendre en charge le contrôle
de la circulation routière en Europe en communiquant par radio les renseignements
et en indiquant par des signaux visuels conventionnels les directions à
prendre ou à éviter. Du même coup, cette circulation sera
explicitée en langue française et, on introduira ainsi le français
dans une nouvelle fonction, à l'échelle européenne.
En ce qui concerne la sécurité, elle est garantie à cent
pour cent. Le poids est élevé (quinze mille tonnes d'acier, plus
cent mille tonnes de béton pour le socle et les fondations) mais, en
faisant des études pour le métro, on a trouvé à
quinze mètres de profondeur une couche de calcaire de seize mètres
d'épaisseur, sur laquelle on fixera la tour. Le montage exigera environ
deux ans et demi, soit un an de plus que pour la tour Eiffel. Ici, les matériaux
sont plus délicats. A la place du fer, nous utilisons des tubes d'acier
de haute résistance et les miroirs seront en acier inoxydable poli. L'emplacement
est magnifique, desservi à la fois par une héligare, une gare
d'autobus, le métro, et la station SNCF de la Folie. Nous sommes à
quinze minutes de la gare Saint-Lazare, à dix minutes d'Orly par hélicoptère,
dans l'axe de la voie triomphale qui, partant du Louvre, traverse l'Etoile et
se poursuit par l'avenue de Neuilly.
Ce qui m'intéresse
particulièrement dans cette tour, c'est que, pendant un siècle,
on pourra la modifier en permanence. Ce n'est pas une oeuvre finie, c'est une
oeuvre
ouverte. Qu'on découvre (et on les découvrira
forcément) de nouveaux moyens réfléchissants, de nouveaux
lasers, on les substituera à ceux qui existent déjà. Ce qui compte, c'est l'idée,
et sa répercussion socioculturelle. Ma tour, produit esthétique non spéculatif, offert à
la masse, socialisé, ne ressemble pas à ces petites sculptures
qui ornent dérisoirement les bidonvilles modernes. Elle influera sur
l'environnement et sur le niveau d'information des masses. Elle introduira dans
leur univers un a priori
esthétique. Elles sentiront qu'elles participent au fonctionnement d'un
ensemble vivant qui n'a pas de périodicité, et qui répercute
fidèlement la vie de leur cité.
D'ailleurs, l'étape suivante est la construction d'une ville entièrement
cybernétique. J'ai bon espoir de la réaliser dans un avenir proche.