LE MONDE | 12.02.01 | 10h09
IBM et les nazis
IBM promet d"examiner"
toute information sur sa collaboration avec le régime nazi. Le groupe informatique
américain réagit ainsi à la parution du livre du journaliste
Edwin Black "IBM et lHolocauste". Cette enquête conduit-elle
à une vérité historique passée inaperçue ?
Lhistorienne Annette Wieviorka et le démographe Hervé Le Bras
remettent en question certaines des conclusions dEdwin Black.
Le livre souvre sur une confrontation : dun côté, un
juif hollandais, Rudolf Martin, employé dans le camp de concentration de
Bergen-Belsen au bureau de lArbeitsdienst, où les machines Hollerith
gèrent les milliers de détenus, fichés en cartes perforées;
et, de lautre côté de lAtlantique, Thomas J. Watson,
patron dIBM, qui peste contre sa filiale allemande, la Deustche Hollerith
Maschinen Gesellschaft, ou Dehomag (fournissant lesdites machines), trop encline
à échapper à son contrôle. En ce mois de décembre
1944, ce nest pas la compromission de lentreprise avec les nazis,
trop ancienne pour nêtre pas consentie, qui lirrite, mais le
manque à gagner, recettes et bénéfices semblant le seul motif
du conflit.
Le ton est donné. Qui ne craint pas le jeu du spectaculaire. Comment comprendre
lalliance technologique et commerciale liant le nationalisme autoritaire
du Führer et le capitalisme international dInternational Business Machines
? Lenquête sattache dabord à comprendre lhistoire
de lentreprise, la « plus puissante multinationale américaine
», que Black présente comme « allemande de naissance ».
Retour donc sur son « inventeur », Hermann Hollerith, fils dAllemands
émigrés à Buffalo, dans lEtat de New York. Né
en 1860, ce jeune homme ne se contente pas dimaginer un nouveau mode de
comptage en vue de favoriser le recensement décennal de la population des
Etats-Unis, mais suggère un calcul et une analyse qui invente le «
code-barres pour êtres humains ». Un prototype, dès 1884, le
qualifie pour réaliser en 1890 les premières machines de dénombrement
automatique. Cest une révolution, puisquaux cinq informations
obtenues jusque-là, Hollerith substitue quelque deux cent trente-cinq renseignements.
Soucieux de ne pas perdre le bénéfice dune innovation aussi
radicale, lastucieux ingénieur ne fait que louer ses machines. Conscient
du danger de cette emprise mondiale en germe, le gouvernement fédéral
réagit au lendemain du recensement de 1900. Laffrontement tourne
à lavantage du pouvoir, qui ne renouvelle pas les brevets dHollerith
(1906). Celui-ci tente alors dinterdire le recensement de 1910, en poursuivant
pour malfaçon les machines Powers retenues pour lopération.
Finalement, il se résout au démantèlement de son éphémère
empire.
Entre alors en scène Charlie Flint, magnat du commerce international, vendeur
de canons et de navires de guerre, qui offre à Guillaume II les moyens
de doter lAllemagne dune redoutable flotte aérienne et y gagne
une réputation de « marchand de mort ». Ce champion du trust
achète à Hollerith sa société, qui devient la Computing-Tabulating-Recording
Company (ou CTR) et dont le nouveau directeur est Thomas Watson, entrevu au début
de louvrage. Vendeur dexception, dune ambition sans scrupules,
lhomme a le culte de la conquête commerciale. Malgré la différence
dâge et de tempérament, le courant passe entre ces deux champions
dun réalisme cynique. Accusés dentente illicite en 1912,
condamnés à un an de prison, ils retournent lopinion en faisant
la preuve de leur formidable efficacité lors dune inondation, où,
organisant les secours, ils passent pour des héros. La grâce présidentielle
simpose. Watson la refuse fièrement, arguant de son innocence. Le
jugement est cassé pour vice de forme. Rien ne larrête plus,
et la disparition, en 1922, de Flint lui prépare un règne sans partage
sur lentreprise. Cest alors quil métamorphose la CTR
en IBM.
Watson devient ainsi « le Leader », figure centrale dun endoctrinement
que le bourrage de crâne, le répertoire de chants galvanisants ou
les rassemblements quasi liturgiques transmuent en réelle « mystique
watsonienne ». Cela pourrait déjà lapparenter à
lAllemagne rêvée par Hitler, même si le moteur du rapprochement
est plus sûrement lexceptionnel investissement de la firme dans la
République de Weimar. Aussi la Dehomag, filiale de lempire évanoui
dHollerith, passée sous le contrôle de la CTR, se révèle-t-elle
sans surprise le meilleur élève à lécole dIBM,
qui sessaie à la conquête de tous les espaces nationaux. Même
si Willy Heidinger, à la tête de la Dehomag, a demblée
de difficiles rapports avec Watson.
Dès lors, la façon dont la multinationale saccommode de laccession
au pouvoir de Hitler ne surprend pas, et la crainte du préjudice moral,
au vu dun accord qui pourrait choquer, pèse peu face à lharmonie
fondamentale entre les deux « fonds de commerce ». Identifier, trier,
dénombrer, discriminer, la grammaire est la même. « Hitler
est un précieux partenaire commercial », affirme Watson, dautant
que seule la Dehomag est capable de concevoir et de mettre en place les systèmes
qui permettraient de distinguer clairement juifs et aryens. Du reste, Friedrich
Zahn, président de la Société allemande de statistique et
membre bienfaiteur des SS, sextasie : « Le gouvernement de notre Führer
(
) est favorable aux statistiques. » En 1939, il glorifie cet outil
idéal : « Cette source de connaissance est devenue indispensable
au nouveau Reich, qui lui a attribué des tâches nouvelles et accrues,
en temps de paix comme en temps de guerre. »
La collaboration simpose donc dès 1933 et, demblée,
« IBM prit même lhabitude danticiper les besoins des services
gouvernementaux ». On personnalise le système Hollerith en fonction
des désirs du client, ici toujours plus exigeant. « Doù
la réaction enthousiaste dIBM NY face aux perspectives ouvertes par
le nazisme. » Lidentification des juifs est cependant ardue, la communauté
juive allemande étant lune des plus assimilées dEurope.
Comme, pour les nazis, la généalogie prime sur la seule pratique
religieuse, un recensement toujours plus fin reste à lordre du jour.
Dès juin 1933, la Dehomag requiert quelque neuf cents intérimaires
pour la première enquête, dont les résultats commencent à
être dépouillés dès septembre, alors que le New York
Times stigmatise les premiers camps dès le 29 août.
Imperturbable, Watson se rend en Allemagne à lautomne, ancien colporteur
élevé soudain « au rang de premier diplomate privé
des Etats-Unis » grâce aux relations quil cultive parallèlement
avec le secrétaire dEtat américain Cordell Hull. Les pistes
ainsi brouillées, lalliance fonctionne à plein. Fasciné
par cet autre « pionnier » quest Mussolini, Watson précise
sa position de « réserve » : « Différents pays
exigent différentes formes de gouvernement, et nous devons veiller à
ne pas donner limpression aux habitants dautres pays que nous cherchons
à imposer un principe de gouvernement uniforme à léchelle
mondiale. » Pendant ce temps, grâce à léquipement
et à lassistance technique dIBM, le bureau de la statistique
du Reich affine encore la recherche généalogique. IBM pousse ainsi
son développement technologique, tandis que la Dehomag communique avec
éloquence sur la nouvelle inquisition : une publicité représente
un il géant suspendu dans les airs projetant limage dune
carte perforée, avec le slogan : « Les cartes perforées Hollerith
vous permettent de tout voir. »
Changement déchelle dès 1935. Identification, exclusion, confiscation
et aryanisation, le mouvement est achevé. Mais si la machine à broyer
les juifs est visible, ses fondements technologiques échappent. «
La mécanique était davantage quun mystère, elle était
invisible. » Lorsque Watson vient à Berlin, en novembre, fêter
les vingt-cinq ans de la filiale allemande, il se garde de prononcer la moindre
critique à légard du régime. Mieux, il semploie
à briser lisolement du Reich par le biais de la Chambre de commerce
internationale, ce qui lui vaut la croix du Mérite de laigle allemand.
Insensiblement, de partenaire lantenne allemande de la multinationale devient
un rouage de la machine de guerre nazie, puisque, dès 1937, la mécanographie
est un outil crucial pour la Wehrmacht. Lidéologie raciale «
tournant à lobsession », lentente entre les deux puissances
devient une nécessité. Watson, inquiet du jeu trop personnel de
Heidinger (patron de la Dehomag) et du partenariat délicat avec les nazis
lesquels usent de son arme redoutable au fur et à mesure de leurs
annexions territoriales, élargissant le combat pour une terre « Judenfrei
» , fait une nouvelle fois le voyage de Berlin.
Mai 1939 : nouvelle vague de dénombrement, qui est conduite par 750 000
agents recenseurs. Larme de la déportation de masse est au point,
et Heydrich peut affirmer, au vu de la fulgurance du recensement du 17 décembre
1939 sur les terres conquises à lest : « Cela veut dire que
lévacuation sur une grande échelle pourra commencer après
le 1er janvier 1940. » Les profits de la Dehomag doublent encore entre 1938
et 1939. Toutefois, avoir été décoré par le Führer
devient plus périlleux avec lextension de la guerre en Europe, et
Watson interroge le département dEtat pour savoir sil doit
retourner sa croix. Comme Cordell Hull le renvoie à ses responsabilités,
le businessman, prudent, apporte un premier soutien aux victimes du nazisme, en
présidant un comité en faveur de réfugiés hollandais.
Mais le FBI de Hoover commence à sintéresser aux liaisons
dangereuses dIBM et de lAllemagne nazie. Watson restitue alors sa
médaille à Hitler. Le camouflet pousse la Dehomag à la sécession,
même si, passé le premier mouvement dhumeur, les nazis font
mine de calmer le jeu. Car créer une industrie mécanographique capable
de dispenser lAllemagne du recours à IBM se révèle
utopique. Or comment continuer la guerre sans cartes perforées ?
Comparant les résultats géographiquement contrastés de la
logique mécanographique (France et Pays-Bas), étudiant laide
quIBM offre finalement au camp allié, Black revient longuement sur
lultime « service » que les machines Hollerith rendirent aux
nazis, en gérant les fichiers de déportés pour la «
solution finale ». « Ce fut la dernière rencontre des juifs
dEurope avec la mécanographie allemande. »
Philippe-Jean Catinchi